“Bonsoir… je vais vous interpréter Engine of Hell du début jusqu’à la fin”
Ma peau s’étire et un vent de chaleur me transperce. C’est ainsi que s’est présentée Emma Ruth Rundle ce jeudi 14 juillet dernier au Botanique (à l’Orangerie en places assises) en s’asseyant devant son piano. Le lieu sacré de la culture alternative à Bruxelles s’était revêtu de lumières très tamisées et d’une ambiance feutrée pour cette tournée centrée sur l’album acoustique paru en 2021 dont vous pouvez relire notre chronique ici.
Avant cela, avant ce moment qui se grave dans mon cerveau comme un travail de pierre façon néolithique de jour en jour, se produisait la violoncelliste anglaise Jo Quail. En plus de dégager une aura so British, la compositrice, invitée par Emma sur cette tournée, a créé une onde de bien-être autour d’elle en dévoilant des morceaux piochés sur l’ensemble de son parcours. Ce qui fut très intéressant, c’est l’installation de sa composition. Jouant seule, elle prend le temps de créer les boucles nécessaires à l’interprétation du mouvement via ses pédales. Une fois toutes les boucles en place, elle passe à la partie « interprétation » mais l’auditeur dans le noir est déjà emporté depuis longtemps. Ce violoncelle à la forme si particulière possède un pouvoir d’attraction, magnétisant le silence autour de lui lorsque il vibre. Environ quarante minutes d’incantation plus tard, la jolie anglaise sort de scène sous les acclamations d’un public conquis. Moi de même, mais ayant écouté un peu par le passé, je n’étais pas en terrain inconnu.
Une petite vingtaine de minutes de pause avant l’arrivée de l’Américaine pendant lesquelles la salle s’agite beaucoup, certains profitant d’un passage aux toilettes, les autres au bar. Pour ma part, j’en profite pour réajuster ma position face à la scène et essayer d’avoir la meilleure vue. Oscillant entre piano et guitare sèche, Emma sera face à moi lors de l’interprétation des compositions à la guitare. Je ne l’ai encore jamais vue en live, ma patience est mise à rude épreuve. Plus qu’un album à mes yeux, Engine of Hell est une parcelle de vie que l’auteure nous accorde, un moment de fragilité extrême, un moment si authentique qu’on ne se l’approprie pas, on l’observe de loin, comme une forme de voyeurisme mais dans un respect plus qu’élogieux. Une entité à prier, même pour les plus sceptiques d’entre nous. Sa version live va confirmer tout le bien, toute l’aura que l’artiste dégage et surtout cette sincérité, cette sensation que rien est un calcul, que le néant pas feint. Que face à nous, il y a une personne avec ses émotions, ses pleurs, ses joies, son mal-être.
21.00, l’artiste se présente dans un costume de Pierrot quelque peu revisité. Un maquillage pâle mais sobre qui donne à son visage une dureté, une profondeur insondable. À la fois fragile et infranchissable. Après avoir déclaré le menu de ce soir, Emma se concentre et se lance dans « Return ». Premier morceau révélé avant la sortie de Engine of Hell, il m’a fait pleurer à l’époque. C’est de nouveau le cas ce soir tant l’instant semble suspendu et hors du temps. Parfois, Emma perd ses mots, comme si la chanson la prenait dans ses travers les plus difficiles. L’impression d’un deuil à faire, ou jamais fait, paraît plus que réel. « Blooms of Oblivion » permet à l’artiste de changer de position et de chercher l’autre micro à tâtons. Le lieu de notre webzine n’est pas approprié pour s’étendre sur ce que vit l’artiste dans sa vie personnelle mais la situation me touche beaucoup, vivant moi-même avec un seul axe de vue. Les yeux d’Emma voyagent partout dans l’espace en jouant cette superbe chanson, qui me rappelle d’ailleurs toujours autant l’univers de Damien Rice. Les mots, le chant se placent naturellement et envoûtent le public. Pour ma part, je suis incapable de prononcer la moindre syllabe. Et il en sera de même durant tout le set.
Avant le début de « Dancing Man », la chanteuse annonce que la prochaine chanson est ennuyante car trop personnelle pour elle. Tellement personnelle qu’elle va perdre ses moyens et lâcher quelques larmes discrètement. Un souvenir trop brusque semble l’envahir. Voici qui rejoint ce que je déclarais plus haut. On ne s’empreigne pas de l’univers d’Emma, on l’observe et on le laisse nous toucher. Sur le titre suivant « Razor’s Edge », elle cherche ses accords de guitare durant un certain temps, entame… et stoppe brutalement en éclatant de rire. « Non, rien à avoir, il y a des soirs, ça ne veut pas, désolé » s’excuse l’artiste, sous la rigolade générale. Après quelques réajustements, elle déclare : « Rien ne sera jamais parfait, c’est justement autour de cela que tout tourne. Et c’est pour cela que c’est beau, vous ne trouvez pas ? ». Comment contredire ? Dans son naturel, Emma semble littéralement irradier la sincérité. Elle a des regards complices avec son frère, l’ingé-son, remercie sa sœur, « La capitaine du bateau » comme elle la surnomme. Pour ma part, mon œil gauche et mes oreilles ne lâchent rien de ce qu’il se passe, mon disque dur écrase une masse de données sans sens pour emmagasiner le plus d’images possibles. Certains vivent derrière leur appareil photo, je vis à travers mon seul œil fonctionnel. Les seules images qui nous accompagneront dans l’Autre Monde résident dans nos cellules. Ne l’oubliez jamais.
Emma invite ensuite Jo Quail à l’accompagner sur scène pour le morceau « Citadel ». Cet instant-là, cela fait à peine 3 jours qu’elles ont eu l’idée de partager sur la scène un moment de vie alors que Jo a joué quelques arrangements sur Engine of Hell. Les univers s’entremêlent mais la barre est tenue par Emma, elle attire tous les regards. « In My Afterlife » conclut le set et l’album, comme un fin dramatique et plus qu’ambiguë. Je fus comme paralysé sur le « and now we are free…and now we are…free ». Apothéose. La salle exulte alors que la chanteuse remercie son public et s’éclipse dans la discrétion. S’engage alors les applaudissements de rappel. Emma ne laisse pas durer le suspense, elle revient rapidement, pour mon bonheur le plus immense.
Se produit alors le « gag ». Certains esprits déjà sur le retour quittent la salle sous les yeux de la chanteuse, alors qu’elle est encore en train de remercier le public pour son enthousiasme et s’exclame « Oh, thanks for leaving », ce qui sonne comme un magnifique « C’est ça, cassez-vous ». Elle semble se délecter de sa vanne. « Perso, jamais je ne pourrais quitter une salle avant que les lumières soient complètement rallumées. Oh vous savez quoi ? Vous n’aurez qu’à leur dire que nous avons fait un truc de sauvage et qu’ils ont raté un truc énorme » lance-t-elle, fière de sa blague, grand sourire rayonnant. Mais la chanteuse reprend sa respiration rapidement et lance un « Marked For Death » à la guitare sèche, moment agréable pour les nostalgiques de son post rock aérien d’antan. Enfin, Emma conclut sa performance avec « Pump Organ Song », issu de l’EP Orpheus Looking Back. Piano-voix une dernière fois, composition qui se termine brusquement sur deux notes très brèves. L’artiste se lève et s’incline devant nous. Son guide apparaît dans un coin, elle disparaît.
Je reste seul dans mes élucubrations et mes souvenirs encore quelques instants avant de réagir. D’être capable de réagir. Ce que je viens de vivre valait la peine d’attendre. Ces places, je les possédais depuis octobre 2021 et je dois dire que depuis la découverte de cet album Engine of Hell, ma vie n’est plus tout à fait celle qu’elle était auparavant. Ce concert en est tout simplement la vérification, son couronnement. Son moteur. Enfin, vous réaliserez que je ne suis pas un amateur de photos, comme je le mentionne plus haut. Effectivement, j’ai pris deux photos pour moi, au final servant d’illustrations à ce texte mais je n’en prends jamais pour « dire de ». Contentez-vous de mon récit, écoutez cet album et surtout cette artiste hors norme qui fera vivre vos palpitations comme un touché de grain de sable ou d’une goutte d’eau sur votre paume. Plus palpable que le son d’Emma Ruth Rundle en concert, seul le vent en est capable.
Bonne écoute
- Tiph