Deafheaven est peut-être l’un des groupes de l’ère moderne qui aura fait couler le plus d’encre. Qu’elle soit bleue d’admiration ou noire de haine, cette encre se donne une forme dès le visuel. Minimaliste mais pourtant bien plus travaillé qu’on ne le penserait, Infinite Granite marque le grand saut du groupe américain. Le grand écart vers un autre style, de post black à post rock en passant du chant criard au refrain presque pop. De la violence extrême à la dreampop au spleen fragile.
Personne ne peut feindre avoir pensé que le groupe n’évoluerait pas vers cette galaxie, demain ou dans quinze ans. On peut par contre s’étonner de ce grand saut dans l’inconnu si rapide (peut-être pas si inconnu que ça au final) après le superbe Ordinary Corrupt Human Love en 2018 qui introduisait déjà plus de mélodies que sur ses prédécesseurs. Il y avait même un timide essai au chant clair avec Chelsea Wolfe en guest s’il vous plaît. Au départ, j’aurais « souhaité » un album à mi-chemin entre les deux genres, pour une transition en douceur. Et puis, en l’étudiant et en préparant ces mots, je me suis rendu compte que non seulement ils auraient fait une erreur mais également Infinite Granite n’aurait pas eu cette même saveur à la fois onirique et très odorante : celle du renouveau.
Car dès le début de « Shellstar », on est rapidement emporté par le son du groupe. À la fois aux antipodes de ce que Deafheaven proposait avant et pourtant… cette patte indéfinissable qui lie des morceaux comme « Violet », « Language Games » ou « Sunbather » à cette nouvelle fournée. George Clarke ose d’entrée de jeu le chant aérien, plus posé et élargit sa palette vocale. Côté compo, on peut dire ce qu’on veut : énergie, mélodies et émotions se rencontrent dans une collision jouissive. Personne ne trouve rien à dire quand Alcest fait de même. « In Blur » donne la parole à la basse qui s’exprime en ronronnement. Le texte est très beau, bien écrit et interprété avec somptuosité. Et cerise sur le gâteau, un clip vidéo, le truc qu’on voit de plus en plus rarement (même que quand j’étais jeune, il y avait même une chaîne TV qui en passait en continu…).
Le penchant catchy des américains s’éclate sur « Great Mass of Color » qui offrent à leur public leur premier hit avec un refrain. Assez imparable je dois dire, autant le riff que le chant reste en tête toute la journée. Et juste au cas où on douterait, Clarke nous montre dans le final en puissance qu’il a encore le coffre pour pousser des hurlements bien criards. Je voudrais ajouter que la sauce a pris depuis le premier morceau car on ressent vraiment que le groupe s’éclate en faisant ce qui lui plaît. Certes, il y aura des gens pour hurler au scandale. Certainement les mêmes qui hurlaient au scandale en disant que Deafheaven n’était pas du post black en proposant un visuel rose (le brillant Sunbather).
Comme transition, « Neptune Raining Diamonds » nous plonge dans les confins de l’univers à travers des nappes de claviers atmosphériques très ambiantes. Le passé révélait déjà les goûts du genre sur Sunbather notamment. C’est une parfaite introduction au sensuel « Lament for Wasps » mais très rythmé cependant. On apprécie la montée en intensité en approchant des contrées de A Perfect Circle par exemple. Et je dis ça également car il y une touche progressive très légère mais surtout intéressante. Il y a même un peu de double pédale, les contrastes se marient parfaitement. Il en sera de même pour « Villain » avec certains riffs qui ne sont pas sans rappeler leur immense premier opus Roads To Judah.
Ensuite « The Gnashing » fut le premier morceau révélé au public. La première écoute fut le « putain, ça y est, ils l’ont fait, ils ont osé », ce qui m’a incité à bien étudier celui-ci avant de juger. De nouveau, ce sentiment d’assurance et d’assumer ses envies, faire fi des « qu’en dira-t-on ». J’aime énormément la manière dont le chant s’imbrique dans la composition. Avec quelques années de moins, je n’aurais sûrement pas été capable d’apprécier toutes les subtilités de jeu de ce titre. Et puis, les fans les plus anciens sauront reconnaître la touche Deafheaven, même quand ça ne blaste pas.
Enfin, après un « Other Language » toujours aussi dreamy, « Mombasa » vient conclure cet effort. Justement, plus haut dans ces lignes, je vous parlais de mon souhait à propos d’un album intermédiaire entre l’ancien et le nouveau gaze de Deafheaven. « Mombasa » représente peut-être cet intermède si ce n’est qu’il ouvre une autre voie potentielle au groupe. Il termine du moins en surpuissance, comme si les membres du quintet avaient pour volonté de prouver qu’ils ne sont pas fatigués ou plus capables de faire dans l’extrême. Non, c’est l’envie artistique qui rythme la création et non l’inverse. Si Infinite Granite est déjà grand, il n’est pas impossible que son successeur soit monumental dans les années à venir. Je regretterai peut-être cette phrase. Sur le moment, je la savoure sur les dernières notes de « Mombasa » et n’ai que faire de quoi sera fait ce demain que je ne crains plus. Savourez l’instant, savourez Infinite Granite en oblitérant qu’il s’agit d’un groupe « extrême » mais d’un groupe humain.
Bonne écoute
- Tiph