Généralement, je ne trouve pas ma tasse de thé dans le post-hardcore. Non pas que je n’aime pas le style (après tout, Cult Of Luna reste dans mon ADN) mais je n’arrive pas à associer mes émotions, mes sentiments à ce qui parvient à mes oreilles. Très souvent, c’est un ressenti très personnel et non un jugement, les groupes de post-hardcore manquent un peu de sincérité, ou plutôt, le sentiment qu’ils veulent trop en faire. J’éprouve des difficultés à comprendre pourquoi ce Rotten Fruit; Regular Orchard des Portal To The God Damn Blood Dimension a réussi à percer ma carapace de juge-chroniqueur, mais c’est effectivement le cas et j’en suis ravi. Je vais explorer les pistes à travers mes écrits.
Sorti en septembre dernier numériquement, Rotten Fruit; Regular Orchard bénéficie d’une sortie physique sous format K7 via le label Ripcord Records. Un format présentant deux gros avantages dans ce cas présent. Les K7 font un retour en force ces derniers temps et surtout, elles comportent deux faces. Ces deux faces se retrouvent aisément remplies avec les deux compositions du groupe, de vingt et quatorze minutes respectives. Enfin, l’artwork relativement ésotérique se mêle à la perfection avec l’orange choisi pour décorer l’objet.
Qu’en est-il du contenu proposé, pensez-vous. Et bien, il est…étrange, emballant, inattendu voire osé. En effet, le groupe américain n’hésite pas à mélanger tellement de choses, des genres différents que cela en est assez perturbant. Et pourtant, la cohérence est bien au RDV pour donner vie à deux morceaux résonnant comme des pamphlets au cœur d’une hydre emprisonnée d’elle-même, ne demandant qu’à se libérer pour s’exprimer et vivre pleinement.
« Want » me surprend d’entrée de jeu. Une intro assez longue où un violon nous amène sur un chant qui me rappelle le Nick Cave des années 80. Affirmé, phrases saccadées, accent prononcé, ne laissant aucune place à la répartie, sans pourtant élever la voix. Quand le ton monte, les divers instruments s’illuminent pour entamer la symphonie avant-gardiste, mélangeant post-hardcore et ce quelque chose qui sonne un peu comme Godspeed You! Black Emperor. Des trompettes viennent apostropher l’ambiance pour entrer dans un registre post-classical. La transition est parfaitement exécutée. Et toujours cet esprit Nick Cave qui plane quelque part. Lors de la première écoute, je n’étais pas très attentif et c’est ce passage qui a stoppé mes activités en cours. Je me suis assis dans mon fauteuil pour saisir chaque bribe qui parvenait à mes lobes. Alors que « Want » dure plus de vingt minutes, le temps s’est écoulé en quelques secondes pour basculer sur une œuvre presque ecclésiastique. Puissants chœurs et voix criardes vont se répondre l’une et l’autre. C’est osé, étouffant et tellement jouissif à la fois. Pour jouer la carte du teasing, ce sera à toi lecteur, d’écouter la fin de la composition et te laisser emporter à ton tour.
Mais ce n’est pas tout. La face B propose « Ashes », second pamphlet tout autant émotionnel que passionné, reprenant là où vient de nous abandonner la piste précédente, groggys et à bout de souffle. Le chant reprend la même base, comme la continuité de l’histoire ou du discours auquel nous assistons. La tension va monter de plus en plus jusqu’au chant répété en canon, comme si des milliers de voix essayaient de s’exprimer à travers une seule. Pour ma part, je suis pendu à ma chaine Hi-Fi. Je ne veux pas perdre le moindre mot. On a le sentiment d’être absorbé dans une sorte de spirale qui va tournoyer de plus en plus vite, de plus en plus vibrante. Les hurlements apportent la ponctuation du sentiment. De l’émotion autodestructrice, désespérée. Les cinq dernières minutes ressemblent à la fin du film apocalyptique le plus triste qui vous vient à l’esprit. Tant tout est jeté, chassé, exhorté à expier son mal. Chaque instrument se chevauche pour désintégrer la symphonie du mal -être, cette complainte sans fin heureuse. Un violon seul lance la dernière offensive de l’âme. Tout est perdu, plus rien ne sert de résister et il faut juste tout lâcher, laisser tout exploser. Comme l’expulse le chanteur dans un dernier souffle « Rien ne change mais rien ne sera jamais plus pareil ».
Avec Rotten Fruit: Regular Orchard, les Américains de Portal to the God Damn Blood Dimension livrent un premier effort LP qui laisse présager un avenir intense. Un post-rock mélangé aux influences hardcore et classique est ambitieux. Dégager un tel spleen avec de la violence n’est pas facile à atteindre et réclame beaucoup de don de soi. Les codes se bousculent. La sincérité elle, reste intacte et indemne dans ce monde de marasmes que le groupe vient secouer.
Bonne écoute
- Tiph