« Ayyur » provient de la culture berbère et se calligraphie ⴰⵢⵢⵓⵔ dans l’alphabet touareg. Il désigne la Lune et dans les croyances philosophiques de l’époque préislamique, Ayyur est apparenté à la fécondité, l’eau, l’humidité et la féminité, bien que cette dernière reste encore, à notre ère, sujette à questionnement sur sa nature, de par l’ambigüité du terme Ayyur. L’ambigüité, justement, est cette force à demeurer impossible à décrire parfaitement un objet, un être, un concept. Cela confère à l’entité dotée d’ambigüité un aspect insaisissable, inclassable et mystique à la fois. En soi, si on fait une association d’idées, cela me ramène justement à cet astre, la Lune, qui plane au-dessus de notre seul et unique ciel.
L’ambigüité, les Bruxellois de DJINNS la maîtrisent, l’expérimentent et lui confèrent un aspect explorateur et d’une profondeur séismique. Deux mois après une série de trois EP’s déjà très bien travaillés (que vous retrouverez sur leur Bandcamp), les voilà de retour avec cette fois un album Ayyur – ⴰⵢⵢⵓⵔ, immense immersion de près de deux heures dans les tréfonds du drone et de ses méandres. De nos habitudes, nous nous attaquons rarement deux fois au même artiste de manière si rapprochée. Cependant, après avoir eu la primeur de m’y plonger en avant-première et sombré dans une sorte de léthargie proche du coma psychotique à son écoute, il me tenait à cœur de rendre hommage à ce travail réalisé en 100 % DYI, très prenant de bout en bout et en plus en téléchargement libre sur Bandcamp.
Ayyur est donc une longue plage instrumentale divisée en onze parties, chacune nommée « Ayyur Part… », de longueurs variables, atteignant un pic de près de dix-sept minutes tout de même. Cet opus est, pour imager le concept à ma sauce, comme un voyage vers la Lune. Dans le noir, dans le froid, dans le vide et dans l’inconnu avec une possibilité de non-retour. Car DJINNS sait s’y prendre pour rendre un voyage si long vers l’infini en lui prodiguant l’insaisissabilité. En effet, après plusieurs écoutes, je rame toujours pour « connaître » le chemin de la « Part I » à la « Part XI ». Et c’est tout simplement bluffant. Se plonger dans Ayyur équivaut réellement à accepter l’idée de s’abandonner à un être qui vous dépasse. La Lune semble omnipotente au-dessus et vous ne pouvez faire que la contempler.
La contemplation, par ailleurs, fait également partie du rite. L’album contient de longs moments où on doit apprendre la patience et continuer à rester concentré pour saisir l’instant précis. Cet instant précis où l’attraction lunaire se fait plus forte pour vous attirer d’autant plus vers ses roches. DJINNS parvient à donner un son à cette attirance, pas forcément si bienveillante qu’elle n’y parait. L’ambiance générale du disque est oppressante, plus étouffante encore de minute en minute et de note en note. Et pour vous expliquer son aspect insaisissable, je vais vous conter une petite anecdote de vie. La mienne. Pas longue, c’est promis.
La plupart de mes soirées consistent soit à écrire, soit à lire. Très peu de télévision, films ou séries me concernent ou me captent depuis un bon moment. J’y trouve une forme de paix intérieure en m’installant confortablement dans mon divan, à la lueur de lampes de sel, un thé ou un whisky, selon l’humeur, avec l’encens qui embaume l’air sur de la musique à un bon niveau sonore, instrumentale à presque part entière. La littérature étant tellement vaste et les auteurs aussi nombreux que les étoiles, voici que seulement, à bientôt trente-cinq ans, je me mets à la lecture de Shining de Stephen King. Je ne connais même pas le synopsis et je n’ai pas vu le film de Kubrick (Shame !!, certains hurlent, je sais, on ne fait pas tout à la fois, bref). Je me plonge intégralement corps et âme dans ce huis clos angoissant où l’on ne comprend pas tout ce qu’il s’y passe, ni quoi ni qu’est-ce, où l’on sent qu’une fin difficile va se jouer à travers ce père qui perd complètement les pédales. La bande-son qui accompagne le récit et les images que je me crée est Ayyur. Sans même m’en rendre compte, j’inclus l’atmosphère à mes images et sombre moi-même dans une transe psychotique.
Je me reconnais en ce Jack Torrance et me laisse envahir d’une fureur incontrôlable, inexpugnable et une soif de sang insatiable. Je sens cette masse dans ma main pour engendrer la destruction totale, même celle de la surface de la Lune si je le pouvais. Quand tout à coup, je sursaute par les sons étranges qui parviennent aux oreilles. Je pousse d’abord un cri de sursaut et me relève du divan, paniqué. Je reprends mon souffle sur ces à-coups irréguliers terrorisant l’ambiance et perforant les parties batterie. Réalisant que ces sons étranges proviennent de la musique de DJINNS, mon esprit peu à peu revient dans ma réalité. L’intensité d’Ayyur continue de monter, toujours en prenant le temps nécessaire pour donner du sens à ce voyage que j’ai interrompu par mégarde. M’y replonger par la suite me sera très aisé. Ayyur a accompagné ma lecture une bonne partie de la nuit. Peut-être y suis-je encore…
Il est bien évident que je ne vous révèlerai pas quel passage m’a fait sursauter. On ne sait jamais que l’un ou l’autre d’entre vous se laisserait aller à la même expérience pour un moment unique, insaisissable et renouvelable. La seule longueur de cet opus est sa durée. Il n’en souffre d’aucune. Les deux heures passent en un éclair et on se questionne tout de même si finalement on n’a pas atteint la Lune ou ses environs, avant de retomber sur Terre à la fin de cette fresque. Une fresque qui sera propre à chacun. Une fresque indéfinissable (même si certains la résume par Drone), une fresque à la fois profonde et aérienne. Une fresque authentique, requérant patience, dévotion et lâcher-prise. Bref, laissez-vous plonger vers la Lune, le voyage vous plaira, même installé dans votre monde.
Bonne écoute.
- Tiph