Évoluer dans des mondes différents ne veut pas forcément dire que les points de convergence n’existent pas. En commun, nous possédons des racines, des mêmes goûts, les mêmes influences. Mais à un moment donné, chacun décide de l’exprimer à sa manière, celle avec laquelle il/elle est plus confortable.
Et puis entre en jeu un troisième intervenant grâce à qui les choses vont se produire : le hasard. Dans notre cas, nous l’appellerons la chance. Cette chance qui, au Roadburn 2019, réunit Emma Ruth Rundle et le groupe de doom sludge Thou sur scène pour quelques reprises assez enflammées des Misfits. Et de cette collaboration va naître quelque chose. Une amitié, un partage, des envies, bref un bout de chemin à parcourir ensemble dont ce May Our Chambers Be Full est la première trace. Je dis première, car je ne serais pas étonné qu’il y en ait d’autres dans le futur tant les artistes se sont littéralement trouvés.
« Killing Floor » est le premier mélange parfait entre les deux univers. La mélancolie d’Emma se mêle à la puissance sludge de Thou pour donner un ersatz parfait de ce que l’on s’imaginait de leur travail commun. À elle seule, cette chanson est comme l’artwork version Rundle (Oui Thou en propose un autre sur son Bandcamp). Seule et dépressive avec cette haine qui tente de s’échapper. En vain pour le moment. Mais Emma est sa voix pour l’extraire de son être. Ou du moins son alter ego qui va s’exprimer sur « Monolith ». Il y a comme un relent grunge des années 90 sur ce morceau chanté à trois voix (où Emma fait plus les chœurs, preuve qu’elle n’est pas là pour tirer toute l’attention sur elle). Ce morceau descend dans les notes pour un « Out Of Existence » de plus en plus doom, véritable marque de fabrique de Thou. Le chant de Bryan Funck se veut le plus sombre possible d’ailleurs, en opposition totale à celle d’Emma. Après trois morceaux, les univers se cherchent, s’entremêlent et se trouvent. Comme on dit, la sauce est en train de prendre. Et le cou aussi par la même occasion.
« Ancestral Recall », présenté comme premier single à la presse, reste dans la veine du morceau précédent en un peu plus violent encore. De nouveau, il y a un ce petit truc, ce grain des années 90 qui ressort et confère à l’œuvre un charme. Comme si un homme et une femme s’étaient trouvés sous la pluie et s’observaient en tournant l’un autour de l’autre. Quelques centimètres plus près pour mieux reculer ensuite. On est pas dans le romantisme, non. Plutôt une sorte d’esprit punk, sans pourtant en être. C’est très particulier, mais envoûtant comme rarement au casque ou au volant de la voiture.
C’est ensuite la patte d’Emma qui reprend le dessus sur « Magickal Cost », avec un riff qui ne sera pas sans rappeler Electric Guitar : One pour les fins connaisseurs de la carrière de la Belle. L’explosion va cependant se produire et laisse place au survoltage de Thou. On a pas le temps de comprendre quelque chose que le morceau est déjà terminé.
Alors, pour les deux derniers morceaux, j’espère que vous êtes confortablement installés car l’intensité va monter crescendo. À commencer avec le super « Into Being » où les deux voix se mélangent de nouveau (nous y reviendrons dans la conclusion) pour ne faire qu’un. On est également gratifié d’un solo magnifique trop court mais dont on se souvient. Et bien que ce morceau soit déjà fabuleux, le groupe (car oui disons-le c’est un groupe et pas seulement une collaboration) atteint son niveau maximum sur « The Valley », les neuf minutes qui clôturent May Our Chambers Be Full. Je dois vous confesser qu’à la première écoute, ce morceau a arraché des larmes à mes yeux. Des larmes de nostalgie, de regrets, de remords, bref cela a tout remué. Encore là maintenant en écrivant ces lignes, j’en ai la chair de poule. Nous l’avons diffusé lors de notre dernière émission NMH sur YouFM. Alors que nous parlions à trois, ce morceau nous a fait taire, éteindre toute nuisance, seules les notes et les voix parlaient. La présence écrasante d’Emma Ruth Rundle qui survole la composition. Jusqu’à ce refrain répété, l’explosion des guitares et Bryan qui emporte tout sur son passage et l’une des plus belles voix avec lui dans l’outre monde…jusqu’à la prochaine fois.
Les deux artistes avaient annoncé une collaboration. Pour l’avoir déjà écouté plusieurs fois, c’est plus que ça. C’est un groupe, un collectif qui voit le jour avec May Our Chambers Be Full. Comme si deux âmes sœurs s’étaient retrouvées par hasard après des années de séparation, ou simplement jamais vues. Un simple croisement de regard a donné vie à ce qu’il manquait chez l’un et chez l’autre. Car si Thou exprime la violence qu’Emma n’arrive pas à émettre, alors Emma exprime cette douceur que Thou ne voudra jamais nous laisser frôler dans son monde.
Bonne écoute.
- Tiph