En 1979, le peintre français Pierre Soulages faisait des expériences de nuances de noir sur une toile. Il tentait de jouer sur les nuances de la couleur en triturant la peinture à tel point qu’elle finit par se transformer en pâte, qu’il essayait de travailler mais en vain. De rage, il laisse tout là et il quitte son atelier pour s’aérer. Quelques heures plus tard, il revient et découvre que la toile séchée a pris une teinte de noir plus que particulière, comme si la toile en elle-même avait disparu et qu’il y avait un trou béant devant lui dans la réalité. Cette œuvre était plus noire que le noir et définissait un nouveau champ mental de la réalité. Pierre Soulages, aujourd’hui âgé de cent ans, venait d’inventer le concept de l’Outrenoir (au-delà du noir). Ovtrenoir, c’est exactement la même définition appliquée au son.
Les musiciens parisiens ont parfaitement intégré l’idée de Soulages dans leur concept en ne laissant filtrer aucune lumière ni étincelle dans leur champ mental. Le post metal qu’ils proposent est envahissant et insidieux comme un venin au point que si l’on se prête au jeu, on perd totalement le contrôle de son corps en les écoutant. Il m’est souvent arrivé d’écouter Eroded, le premier EP datant de 2016, couché, le casque sur les oreilles et d’entrer dans cette autre réalité, cet Outrenoir où les yeux sont futiles. Seules les sensations sont la norme.
Ce premier album Fields Of Fire qui sort enfin après des années d’attente chez Consouling Sounds (qui n’est jamais loin quand il s’agit de noirceur) est un approfondissement considérable dans le concept et appelé à devenir une sorte de… pierre angulaire incontournable pour les futurs amateurs de post metal. Et pourtant, il n’est pas forcément simple d’appréhension cet album tant il est…profond (vous remarquerez que je perds un peu mes mots, un choix stylistique de vous en informer) et… oui c’est cela, dans une autre réalité, comme si tu enjambais l’artwork et te retrouvais dans ce champ de flammes avec un être debout face à toi et l’autre certainement mort (vous l’avez vu ?).
Le problème c’est qu’en me retournant, il n’y a plus de porte de sortie, ni même d’encadrement, je suis moi-même fait de fusain et l’air est suffocant. Une douleur fantôme a envahi mon corps esquissé et je suis un pantin tiré par des câbles. Les flammes forment d’innombrables échos qui se répondent l’un l’autre comme pour rester maintenu à flot dans le ciel enfumé. Cet être est face à moi, il s’est rapproché. Ou serait-ce moi qui suis venu aux flammes ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Mais je carbonise outre peau, faisant naitre des cicatrices sur mes bras comme des incisions antérieures, comme un repère de mon mal-être et du sien. Car cet être a donné l’autre mort à cet être couché. « J’ai fait de mon cœur un champ de feu » me dit-il. J’en comprends une punition qu’il s’est infligé à lui-même mais je le rassure. « L’autre mort n’est que le sommeil de l’esprit » lui dis-je, pour le rassurer et lui donner l’immortalité dans ce champ mental, dans cette autre réalité. Des larmes ruissèlent sur ses joues. Ses pieds sont cloués dans la terre boueuse. Il pourrait s’échapper mais ne le fera pas. Je pose ma main dans la sienne. En fermant les yeux, l’encadrement de la toile se redévoile, l’enjambe de nouveau et je suis de retour devant mon ordinateur, de retour dans ce monde où vous lisez ce texte.
Les plus observateurs auront remarqué que j’ai incrusté chaque titre qui compose Fields Of Fire dans ce tableau d’outre-monde. C’est un peu ça le ressenti que me procure Ovtrenoir. Une forme de libération mêlée à un désir de m’enfoncer plus profondément dans la dépression. Comme un mal pour un bien. Comme une sensation pour l’absence. Les membres qui composent Ovtrenoir forment un bloc massif et cohérent, qui se retrouvent sous diverses formes d’arts (William Lacalmontie à la photo semble être ce que Dehn Sora est à l’art graphique et les voir réunis n’est pas vraiment étonnant). Le groupe semble aimer prendre son temps entre les releases et être très critiques envers lui-même. C’est là une garantie de qualité assurée et il m’est d’avis que nous reparlerons d’eux sur NMH dans l’avenir. Si vous plongez dans Fields Of Fire, il y a des chances que comme moi, vous ne remontiez pas cependant. Ou n’en ayez pas l’envie.
Bonne écoute.
- Tiph