Ritualiser son art est la forme d’expression la plus introspective qui soit. C’est comme essayer de regarder à travers l’œil d’une porte fermée de l’intérieur où la vision est en tunnel. On pense ne rien voir mais derrière celle-ci se cache un monde entier. Certains choisissent de laisser cette porte fermée. D’autres s’infiltrent dans l’œil et découvrent l’envers du décor. Se plonger dans un effort d’Imperial Triumphant, c’est passer à travers cet œil. Et la forme de vie que l’on y rencontre derrière est chimérique, empirique et empreinte de magnificence. Alphaville, le nouvel album tout juste relâché en est la fresque.
Fusionnant un black death symphonique avec la complexité du jazz, Imperial Triumphant se cache derrière d’inquiétants masques ressemblant à s’y méprendre à la Statue de la Liberté, un peu dans la veine de B R I Q U E V I L L E avec le côté vénitien pour leur part, conférant une identité propre à l’œuvre. Le rendu sonore se rapproche plus de Dimmu Borgir cependant. Scéniquement, cela semble dantesque et oppressant. C’est en ça que le groupe se distincte, la ritualisation est au centre de la conception même de leurs albums.
Alphaville est leur quatrième opus et franchit un cap dans l’expérimentation. Un peu à l’instar de SepticFlesh, les Américains repoussent leurs limites. Et ce, dès le visuel, très inspiré du film Metropolis sorti en 1927. Il est travaillé à l’extrême et renforce le coté empirique. Je sais que je pars dans de grands mots mais c’est réellement le ressenti à l’écoute d’Alphaville, appelé à devenir un classique noir.
Dès les premières notes de « Rotted Futures » et son gong, je comprends que la cérémonie sera sombre. On est littéralement absorbé dans la symphonie noire, je suis au centre d’une chapelle avec de grandes colonnades, des hussards rouges et des bougeoirs allumés. La composition part en vrille et le chant se déglutit. Ça prend aux tripes d’entrée de jeu. « Excelsior » augmente la vitesse avec un feeling jazz très discret. Le jeu de batterie apporte une profondeur énorme. Le carrelage en damiers noirs et blancs est oppressant alors que trois chimères me font face dans cette salle, cet amphithéâtre qui sera mon rituel, si je ne le sais pas encore.
« City Swine » en extrait est comme l’ouverture des rideaux de la salle vers cette ville, ce monde despotique où l’on se croirait revenu dans les années 20, juste avant la Grande Dépression. Mais nous sommes bien en 2020, les gens sont collés à leur smartphones et obéissent au doigt…et à l’œil… Ce morceau est un pur mélange black et jazz avec un passage me rappelant Eyes Wide Shut, comme une B.O. noire datant d’un autre temps. La production est à l’image du visuel : empirique. Le final dantesque.
Les membres d’Imperial Triumphant m’invitent ensuite à prendre place sur un siège, d’un geste de la main. Ma tête se colle au dossier, le siège est devenu un autel où je suis allongé. Des images de champignons atomiques en noir et blanc m’explosent les rétines sur « Atomic Age » alors que le propos se fait plus jazzy… Mon corps tremble comme jamais, les visions d’un monde mort, d’une ville en proie au désastre m’envahissent et me raidissent. Les cris intoxiquent mon âme, elle se dévore seule. Quand soudain tout autour de moi s’éteint et laisse place aux ténèbres. Je m’y sens bien.
Des notes de piano résonnent. Chacune lance un appel à un spot chaud. Le spectacle des lumières est angoissant mais apaisant à la fois. Je suis toujours attaché à cet autel mais cette fois, il est en position vertical. « Transmission To Mercury » me ramène un peu plus encore à l’œuvre de Kubrick… Et s’efface pour laisser place à du black death où l’autel tournoie sur lui-même. Bon sang, cela va-t-il cesser ? Les rues brûlent, les bombes atomiques pleuvent autour de moi, rasent tout et laissent place à des immeubles d’or. La vie se remet à fourmiller alors que je suis à ma propre merci. Je n’en suis pas encore conscient mais « Alphaville » vient de naître. « La ville première » en la traduisant. Mais Alphaville n’est pas bienveillante non, elle est traîtresse, elle est sanglante, elle réclame délation de toute transgression et dévotion à un Dieu, le Dieu Alpha. Elle veut entendre en chœurs des Alphaville répétés jusque l’anéantissement de la coindition humaine. Mais ce Dieu a-t-il seulement vécu ? Pourquoi subitement, j’aime voir des meurtres et le sang couler ? Mon omnipotence surplombe absolument chaque vie que mon œil croise. Elles ne le réalisent pas mais ce n’est que pour leurs biens que je comprends pourquoi je dirige tout sous moi. Je ne veux que leur bien car je suis devenu cette statue sur le visuel, je n’ai rien fait pour les arrêter, Imperial Triumphant a transformé mon être en Dieu tout puissant et omniprésent sur « The Greater Good ». Plus rien ne menacera l’empire désormais.
La chronique en elle-même s’arrête à cette étape bien que la version comporte deux reprises (Voivod et The Residents, certainement imposées par le label) et bien qu’elles soient très bien faites, elles ne font pas réellement partie de l’œuvre. Avec Alphaville, Imperial Triumphant franchit un important pas dans sa popularité en proposant pourtant un monstre pas si abordable qu’il en a l’air. Il est même assez fermé, le mélange jazz et black n’est pas forcément vecteur de médiatisation. Mais ils se distinguent par une image, une identité propre et reconnaissable, cohérente et mystique. Imperial Triumphant a toutes les cartes en mains pour devenir une référence dans son domaine…Mais alors ce sont eux qui nous auront à l’œil à ce moment-là…
Bonne écoute
- Tiph