Dans l’histoire des bandes originales de films immanquables, voire uniques en leur genre, il est fortement conseillé de marquer un temps d’arrêt sur Blade Runner. Sorti en 1982, ce film, présentant une dystopie de notre monde de 2019, est un thriller haletant où un « Blade Runner » (membre d’une unité spéciale de la police) doit enquêter sur l’arrivée mystérieuse de 4 violents « réplicants » (des êtres génétiquement conçus) sur terre.
Œuvre de science-fiction oppressante des années 80, symbole incontestable du mouvement cyberpunk (notion détaillée dans le paragraphe suivant), Blade Runner dépeint un univers futuriste très sombre, voire nihiliste, porté entre autres sur la place de l’être humain, les abus technologiques, l’oppression causée par l’évolution de la société, et où la faune et la flore sont totalement absentes de Los Angeles, la ville au centre de l’action. Le film est noir et contrasté par la présence de nombreux immenses gratte-ciels sans fin. L’absence totale de lumière naturelle (toute la ville est illuminée par des néons et des écrans publicitaires) et le comportement douteux des humains amplifient de plus belle cet anti-paradis terrestre. On a le réel sentiment d’être plongé dans une nuit sans fin, presque éternelle, où la seule échappatoire serait la mort. Les autorités publiques proposent d’ailleurs aux humains de migrer sur des colonies en orbite afin de fuir la désolation terrestre. C’est par ce contexte presque tragique que se présente ainsi le cadre du film.
On dit aujourd’hui de Blade Runner qu’il est un chef-d’oeuvre incontestable de la science-fiction et du cinéma, le film référence du mouvement cyberpunk, même. Mouvement qui peut se définir comme : « Un sous-genre de la science-fiction décrivant un monde dystopique et dont l’origine remonte au début des années 1980. Il a depuis essaimé ses thématiques dans de nombreux médias, notamment dans la bande dessinée, le cinéma, la musique, les jeux vidéo et les jeux de rôle. On peut dire sans être réducteur que le cyberpunk est le film noir de la science-fiction. En effet, les œuvres cyberpunk ne possèdent pas l’élégance ou la propreté que l’on peut retrouver dans d’autres univers de science-fiction, comme le space opera, par exemple. Les mondes cyberpunks sont empreints de violence et de pessimisme ; ils sont souvent lugubres, parfois ironiquement grinçants ; les personnages sont des antihéros désabusés, cyniques et cupides. C’est en ce sens que l’on qualifie les univers cyberpunk de dystopies. » (Source : Wikipedia)
Pour sûr, le cyberpunk fait froid dans le dos. Mais il est pourtant difficile de ne pas succomber au charme de l’univers de certains de ses représentants, dont Blade Runner fait incontestablement partie et incarne même l’un des plus riches et réussis. Il y a quelque chose de très envoutant dans la profonde noirceur qui ressort de Blade Runner… et qui est vraiment magnifié par la musique.
En effet, Vangelis a vraiment su combler les fantasmes de Ridley Scott. On se doute que l’écriture de la musique fût un défi pour le compositeur grec, tout juste congratulé aux Oscars pour la meilleure bande originale des Chariots de feu en 1981, puisque c’est une première (pour rappel, le mouvement cyberpunk étant relativement neuf au cinéma). Par chance, Ridley Scott s’est montré particulièrement attentif et engagé dans le travail musical de son compositeur ; il a préparé Vangelis de la meilleure façon possible, entre autres par des story-boards et une description minutieuse de l’univers et du scénario, afin d’insuffler à Vangelis des idées et d’en retirer un univers musical très riche. Les sessions d’écriture de Vangelis en compagnie de Ridley Scott lui ont permis de se sentir en phase avec le projet. Il a compris que la musique, outre le fait d’être électronique et futuriste, doit se présenter à la façon d’un bruit environnant, enveloppant et minimaliste, et finir par incarner un personnage invisible constamment présent et en rapport avec l’aspect oppressant de l’oeuvre. Rajoutez un côté organique aux rythmes simples, mais avec des mélodies riches et variées, un soupçon de mélancolie pour mieux comprendre toute la détresse du héros Rick Deckard (alias Harrison Ford) et bien sûr tout le talent de Vangelis ; et le résultat est là : juste fantastique. Fantastique de bout en bout. Mais ce succès dissimule un énorme travail de la part du compositeur.
Le travail a d’abord été de trouver les nappes et ambiances à utiliser, de telle sorte qu’elles puissent former un tout homogène et conduire toute la bande originale. Ensuite, magnifier ce côté atmosphérique par un embellissement mélodique adéquat à l’univers de Blade Runner. Saxophone, chœurs humains, piano, guitare classique et quelques autres, on retrouve ainsi des éléments de la musique populaire (classique et jazz). L’ensemble donne une couleur particulièrement noire et mélancolique, plus besoin de vous le rappeler. Le Blade Runner Rick Deckard nous prouve d’ailleurs tout au long de son enquête presque existentielle que l’atmosphère ne changera pas, noyé dans ses souvenirs douloureux que l’on devine via sa solitude, l’alcool qu’il ingurgite et les photos exposées un peu partout dans son appartement. Son thème, le morceau « Blade Runner Blues », est d’ailleurs une longue complainte de plus de dix minutes qui nous présente la personnalité tourmentée du héros. Très ambiante, dramatique, avec l’omniprésence d’un saxophone synthétique à vous démonter le moral. C’est beau, mais vachement triste, ça, c’est clair ! « Memories of Green » accompagne le « Blade Runner Blues » par un côté plus mélodique au piano et forment ainsi ensemble un cocktail explosif d’émotions. Difficile de s’en remettre et de ne plus les repasser à répétition.
Dans ce flot de bons titres, on retrouve aussi les superbes « Love Theme », propulsé par un splendide solo de saxophone, et « Tears In Rain » qui accompagne le monologue final de Roy Batty (peut-être l’un des plus beaux de l’histoire du cinéma). Je ne vous détaille pas les autres morceaux (qui sont au nombre de 33 !) car ce serait un travail fastidieux et dénué de sens pour un double album pareil. Sachez juste que l’entièreté des morceaux colle avec cette ambiance cyberpunk. La musique est ambiante, oppressante, noire, déchirante à certains moments, et ne se présente pas du tout comme optimiste. Même le « Love Theme » n’est que très approximativement jovial puisque, sans dévoiler l’intrigue, on se rend bien vite compte qu’il dissimule quelque chose de douloureux. Tout au mieux, on se contentera de « Salome’s Dance », jouée lors de la scène vraiment spéciale de la discothèque, une scène presque érotique. Et encore, puisque même l’érotisme n’a pas sa place habituelle dans Blade Runner et se présente ici comme dérangeant.
Mais ne voyez pas dans cette ambiance musicale quelque chose de repoussant. La bande originale de Blade Runner est sombre, c’est un fait, mais on peut aussi, et bizarrement, la concevoir comme une évasion apaisante. Elle détend en effet à de nombreux moments par son côté minimaliste et très aérien. Pratique pour travailler ou pour vous évader. Ridley Scott le montre aussi parfaitement en gorgeant son film d’une multitude de plans magnifiques et très picturaux. On a parfois envie de pénétrer dans le film pour se rendre compte nous-mêmes de la beauté environnante de ce monde décadent.
Pour le côté thriller du film, on constate qu’il a été mis en retrait par Vangelis. On ne retrouve pas de morceaux nerveux, malgré les quelques scènes de poursuite. D’un côté, c’est tant mieux puisqu’on peut rester concentré sur toute l’atmosphère de Blade Runner sans se viander les oreilles avec des morceaux trop puissants qui viendraient rompre cela. Notez que la célèbre scène de la poursuite de Zora se déroule avec une partie du « Blade Runner Blues ».
Au niveau du format, la bande originale a connu plusieurs éditions différentes :
– En 1982, elle sort en 8 morceaux sous le nom Blade Runner Initial Release ;
– En 1994, Vangelis réédite sa propre version de l’album avec 4 morceaux supplémentaires ;
– En 2002, Blade Runner (Esper Edition) composée de 33 morceaux (celle chroniquée). Je vous conseille évidemment cette version. Ultime par son contenu, elle contient la totalité des morceaux, sons et voix utilisés dans le film. L’immanquable du lot, assurément. Il n’y a aucune raison de posséder les deux versions antérieures si vous disposez de celle-ci ;
– En 2007, pour les 25 ans d’anniversaire du film, la BO est rééditée en triple CD avec des morceaux additionnels, pour un total de 36 morceaux. C’est une version unique en son genre : le premier CD comprend des morceaux du film et les deux autres sont des morceaux inspirés de l’univers de Blade Runner composé et interprété uniquement par Vangelis. Malheureusement, on ne retrouve pas ici l’entièreté des morceaux de l’Esper Edition.
Vous l’aurez compris : c’est le gros bordel (difficile de faire autrement pour oeuvre aussi grandiose). Autant que pour les montages du film : version US originale de 1982, version internationale de 1982, version director’s cut de 1991 et version final cut de 2007.
Ce fut long, mais qu’est-ce que ce fut bon. Œuvre musicale hallucinante et ahurissante, la bande originale de Blade Runner doit se retrouver dans toute collection de cinéphile mélomane. Alliant à merveille musique électronique, musique classique et jazz (même un peu de musique orientale), on ressort de ces deux heures de musique évasive, métallique, mélancolique, sombre et minimaliste complètement hypnotisé, pour peu que l’on adhère aux évasions synthétiques et à l’univers cyberpunk. Dans le noir, avec ou sans le film devant les yeux, l’évasion est assurée. On s’imagine le Los Angeles de 2019 sous une nuit éternelle et désolante sans problème, et certaines pistes donnent même envie de pleurer tellement que c’est beau et tellement qu’on se demande où Vangelis a été cherché certains sons. Associée à l’ambiance sombre et délectable du film, la musique gagne encore plus en qualité et se présente comme une bande originale de film incontournable du mouvement cyberpunk, mais aussi de la science-fiction tout court. À posséder absolument ! Et si vous n’avez pas vu le film, courez vite le louer, l’acheter, que sais-je, mais voyez-le ! Dans un cadre optimal : dans le noir, sans bruit et avec quelques mouchoirs. Blade Runner forever !